20 February 2021
L'anomalie – Hervé Le Tellier
Miesel a sa superstition : sa poche de jean renferme toujours une brique de lego, la plus commune, la deux fois quatre plots, rouge vif. Elle vient du mur d’enceinte du château fort que son père et lui bâtissaient dans sa chambre d’enfant. Il y eut l’accident, au chantier, et la maquette demeura inachevée, près de son lit. Le garçon observait souvent, silencieux, les créneaux, le pont-levis, les figurines, le donjon. Poursuivre seul la construction de l’édifice aurait signifié accepter la mort, autant que le démanteler. Un jour, il a décroché une brique de la muraille, l’a glissée dans sa poche, et il a démonté le château fort. C’était il y a trente-quatre ans. Deux fois, Victor a perdu la brique et, deux fois, il en a récupéré une autre, identique. D’abord dans la douleur, puis sans état d’âme. À la mort de sa mère, l’année dernière, il a glissé la brique dans son cercueil, et l’a aussitôt remplacée. Ce petit parallélépipède rouge n’est pas son père, seulement le souvenir d’un souvenir, l’étendard de la filiation et de la fidélité. Miesel n’a pas d’enfant. Sentimentalement, il vole d’échec en échec avec un enthousiasme intact. Trop souvent distant, il ne convainc pas, et il n’a jamais rencontré la femme avec qui traverser un long moment de vie. Ou peut-être choisit-il ses compagnes de manière à être certain de ne jamais y parvenir.
Ils avaient échangé des regards qu’il avait voulu lire complices, il s’était rendu au bar, ostensiblement, dans l’espoir qu’elle l’y rejoigne, mais elle était happée par une discussion. S’étant trouvé aussi sot qu’un adolescent, il était rentré à son hôtel. Il ne la retrouva pas parmi les photos des intervenants, mais il ne doutait pas de la croiser à nouveau, et toute la matinée, il visita les ateliers, sous différents prétextes. En vain.
L’ultime paragraphe à sa maison d’édition dit combien cette expérience de déréalisation confine à l’insurmontable : « Je n’ai jamais su en quoi le monde serait différent si je n’avais pas existé, ni vers quels rivages je l’aurais déplacé si j’avais existé plus intensément, et je ne vois pas en quoi ma disparation altérera son mouvement. Me voici, marchant sur le chemin dont les pierres absentes m’emmènent vers nulle part. Je deviens le point où la vie et la mort s’unissent au point de se confondre, où le masque du vivant s’apaise dans le visage du défunt. Ce matin, par temps clair, je vois jusqu’à moi, et je suis comme tout le monde. Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. En vain, enfin, j’écris une dernière phrase qui ne vise pas à différer le moment. »
Un ding assourdi l’alerte d’un mail. Elle lit le prénom d’André et soupire. Elle est en colère, moins parce qu’il insiste que parce qu’il sait qu’il ne devrait pas insister et qu’il ne peut s’en empêcher. Comment peut-il être aussi intelligent et aussi fragile à la fois ? Mais l’amour, c’est ne pas pouvoir empêcher le cœur de piétiner l’intelligence.
Et puis, ils reviennent à Paris, et tout, lentement, va s’abîmer. Peu à peu, face à l’exaltation d’André, à ces bras qui veulent l’enserrer, à ces baisers qu’il lui inflige à tout instant, devant ces amis à qui il veut « absolument la présenter », comme le butin d’une bataille qu’il aurait gagnée, elle recule. Pourquoi les chats qui attrapent les souris refusent-ils de les laisser vivre ? Elle n’était pas disposée à un tel envahissement ; elle aurait voulu moins d’impératifs, un engagement plus lent et plus serein. L’avidité de ses mains d’homme l’effraie, leur convoitise oppressante interdit à son propre désir de naître. Lui ne veut pas comprendre, et cette fragilité qu’André masquait si bien devient tangible, et non, elle ne veut pas devoir le rassurer, non, elle n’a pas à se plier à son appétit tyrannique, elle n’a pas à contenter son narcissisme blessé, fût-ce par l’âge, elle n’a pas non plus à supporter ce regard de chiot de chenil qui pleurniche des Prends-moi, prends-moi. Pourquoi se refuse-t-il à voir qu’il la piège dans ses bras, dans son lit ? Pourquoi faut-il qu’elle se sente coupable de se refuser à lui, quand c’est bien la dernière chose qu’elle veut, avoir le moindre devoir ?
Personne ne vit assez longtemps pour savoir à quel point personne ne s’intéresse à personne.