8 July 2015
Le grand Coeur – Jean-Christophe Rufin
Nos gestes, dans le silence et la nudité de cette première nuit, furent comme la danse masquée de deux fantômes. En même temps que je la possédais, je sus que jamais je ne saurais rien d’elle. D’un coup m’était révélé ce qu’elle me donnerait toujours, son amour et son corps, et ce qu’elle me refuserait : ses rêves et ses pensées. Ce fut une nuit de bonheur et de découverte. A mon réveil, j’éprouvais la légère amertume, en même temps que le grand soulagement, de savoir que nous serions toujours deux, mais chacun seul.
Je m’efforçai de suivre ses traces. J’y parvins pendant plusieurs années sans en retirer de grandes satisfactions. Je ne m’en rendais pas compte. Il est un âge où l’on peut forcer sa nature avec sincérité et se convaincre, jour après jour, que l’on suit un chemin nécessaire alors qu’il vous éloigne de votre volonté profonde et que l’on s’égare. L’essentiel est de garder assez d’énergie pour changer lorsque l’écart devient souffrance et que l’on comprend son erreur.
Rien ne pouvait m’apporter autant de bonheur que cette naissance à une vie inconnue qui promettait tout à la fois la beauté et la mort, les privations aujourd’hui et demain, sans doute, la richesse. A rebours de la vie bourgeoise qui m’avait apporté la sécurité, l’existence d’aventures qui s’ouvrait à moi rendait possible le pire mais aussi le meilleur, c’est-à-dire l’inconcevable, l’inattendu, le fabuleux. J’avais enfin le sentiment de vivre.
Elle était d’une beauté parfaite, humble et pudique mais quand il lui arrivait de relever les yeux et de les plonger dans les miens, elle y allumait un feu que ma vanité me poussait à croire partagé.
La même énergie du rêve, qui m’avait conduit vers l’Orient, me faisait dériver maintenant vers d’autres vies, situées dans un passé inaccessible. La différence était pourtant de taille. Quand je rêvais à l’Orient, ma vie n’avait pas pris encore un cours bien défini. Tout était possible. Tandis que, désormais, j’étais engagé très loin sur un chemin et j’y avais déjà obtenu plus que je ne pouvais espérer. Pourtant d’autres vies continuaient de me tenter. A ce moment-là, je crois, j’ai pris conscience qu’aucune existence, si heureuse ou brillante fût-elle, ne me suffirait jamais. Il vient toujours un moment où le rêveur, qui d’ordinaire se croit heureux parce que ses songes l’emportent sans cesse ailleurs, prend conscience de son malheur.
Il est une chose que je découvris pendant ce voyage, c’est la capacité qu’avait Charles d’écouter. Ses idées ne naissaient pas seulement de réflexions personnelles ou d’intuitions. Elles procédaient du lent décryptage d’innombrables paroles entendues. Quand un sujet l’intéressait, il prenait les rênes de la conversation, posait des questions, guidait votre témoignage. Cette maïeutique opérait ses effets sur moi et je me surprenais, en lui parlant, à découvrir en moi-même les idées nouvelles qu’il avait su me faire formuler et peut-être même concevoir.
J’y tenais un rôle réduit quoique essentiel : celui de choisir les hommes. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours agi ainsi. Une vision me porte vers un projet. Ce projet suppose maintes actions quotidiennes, une aptitude à compter, à surveiller, à ordonner dont je ne dispose qu’en quantité très limitée. La solution est de trouver un homme, de lui transmettre mon rêve comme un pesteux infecte ses proches et de laisser se développer en lui la maladie. Ainsi ai-je fait partout en France, des Flandres à la Provence, de la Normandie à la Lorraine. Mon entreprise était en vérité une troupe de déments, contaminés par mes idées et qui se dépensaient sans compter pour les faire entrer dans la réalité.
Depuis la mésaventure avec Christine, j’avais continué à user des femmes sans me confier à aucune. Ces rapports brefs, charnels, étaient placés sous l’empire d’une double violence : celle de la cupidité que suscitait ma fortune et celle de ma méfiance à l’endroit des sentiments. Rien de tout cela ne me disposait à l’amour, et ma solitude était encore accrue par ce commerce brutal. S’y ajoutait mon perpétuel déracinement. Je vivais sur les routes, nouais des relations dans les villes où je passais, en sachant que je devrais les quitter sous peu. Mes amitiés étaient toutes scellées avec le ciment de l’intérêt. L’immense tissu de mes affaires devenait de plus en plus étendu et solide. Mais j’étais seul au milieu de cette multitude, pris au piège comme une araignée qui se serait enfermée dans sa propre toile. Certains jours, je n’y pensais pas, pris par le flot de mes activités ; d’autres, balancé par ma monture sur l’espace ouvert des routes, je me livrais aux songes dans lesquels la solitude se dissout. Mais quand l’activité se ralentissait, quand les nouvelles étaient mauvaises, quand ma présence auprès du roi me faisait sentir physiquement la menace et le danger, le sentiment douloureux d’être seul m’envahissait. J’étais exactement dans cet état d’esprit quand je rencontrai Agnès.
J’avais vécu jusque-là dans le mécanisme de l’horloge et soudain, face au cadran, j’admirais la course harmonieuse des aiguilles et les sons précis du carillon. Je pris conscience de l’assèchement qu’avait subi mon coeur pendant ces années laborieuses. A la poursuite de mes rêves, j’avais fini par les perdre de vue, cachés qu’ils étaient par la grisaille des chiffres et l’effort mesquin de l’activité commerciale. Et tout à coup, je reprenais pied au coeur de mes songes, qui, entre-temps, étaient devenus réalité.
Je me sentais incroyablement familier avec elle, comme si je retrouvais une soeur. Je me dis qu’elle aussi était un ange égaré et que nous venions sans doute de la même planète, quelque part dans l’éther.
Agnès me parla de tout, de son enfance, de ses peurs, de ses rêves et moi, pour la première fois, je pus ouvrir complètement mon coeur à quelqu’un. Jamais je n’aurais pu révéler à Macé mes doutes et mes idées bizarres. Agnès comprenait tout. Si je taisais certaines choses, c’était parce que j’avais la certitude qu’elle les avait déjà comprises.
Ainsi commença l’étrange affection qui, pendant toutes ces années, fit d’Agnès l’être au monde le plus précieux pour moi. De cette relation, la chair n’était point absente, car nous aimions sentir nos corps se toucher, et la tendresse prenait entre nous la forme voluptueuse de caresses et de baisers. Pourtant, pendant très longtemps et jusqu’à ces instants ultimes et funestes que j’espère avoir le temps d’évoquer, nous ne fûmes pas des amants. C’était comme si nous avions su que franchir cette limite nous aurait fait pénétrer dans un autre espace, où tout le reste de notre relation nous eût été retiré. Ainsi ce désir inassouvi, au lieu de se limiter à un seul acte, irradiait dans tous nos gestes et dans toutes nos pensées et donnait à ce que j’ose malgré tout appeler notre amour une intensité sans égale et une teinte inimitable.
Pourtant, de cette trahison procédait une sérénité nouvelle dans ma relation avec Macé. J’acceptais notre irréductible différence, sa soif de respectabilité, son amour du paraître. Il devenait inutile pour moi de désirer ou de regretter tout ce que cette femme ne m’apportait pas, puisque je le trouvais auprès d’une autre.
Aucune femme ne pourrait ignorer qu’il était infidèle ou plutôt que sa présence n’était qu’un moment destiné à durer un temps plus ou moins long, mais toujours et, dès le départ, limité. Pourtant, il suscitait un attachement sincère et profond qui avait la force de l’amour, même s’il ne pouvait en prendre le nom.
Je suis pourtant reclus dans une masure de pierres sèches entourée de ronces, menacé par des ennemis qui me recherchent sur une île dont il m’est impossible de m’échapper. D’où procède alors un sentiment de liberté si puissant ? La réponse m’est venue toute seule, sur mon banc de bois, au moment où je me relevais pour aller écrire ces lignes. La liberté que j’ai cherchée si loin et avec si peu de succès, je l’ai découverte en écrivant ces pages. Ma vie vécue fut tout entière effort et contraintes, combats et conquêtes. Ma vie revécue pour en faire le récit a repris la légèreté des rêves.
De créature, je suis devenu créateur.
Je peux mourir, car j’ai vécu. Et j’ai connu la liberté.