3 September 2016
L'usage du monde – Nicolas Bouvier
Pendant deux semaines, nous fîmes la navette d'un bureau à l'autre, prenant le thé avec des galonnés courtois, prêts à nous entretenir de tout sauf de notre affaire, vivant de promesses toujours remises que nous rappelions jour après jour avec une placidité qui nous coûtait beaucoup, assurant des interlocuteurs qui s'étaient déjà dédits à maintes reprises que leur bonne foi nous paraissait sans tache, usant nos nerfs et apprenant ce jeu ancien où le plus patient gagne. On nous laissa gagner.
J'étais quand même désemparé : cette équipe était parfaite et j'avais toujours imaginé que nous bouclerions la boucle ensemble. Cela me paraissait convenu, mais cette convention n'avait probablement plus rien à faire ici. On voyage pour que les choses surviennent et changent ; sans quoi on resterait chez soi. Et quelque chose avait changé pour lui, qui modifiait ses plans. De toute façon nous n'avions rien promis ; d'ailleurs il y a toujours dans les promesses quelque chose de pédant et de mesquin qui nie la croissance, les forces neuves, l'inattendu.
Il est bien naturel que les gens d'ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu'on vous montre, et qu'il faut bien apprendre à regarder avec un oeil nouveau. L'admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu'on est moins sensible à ce qu'on a qu’à ce dont on manque. Ils manquent de technique ; nous voudrions bien sortir de l'impasse dans laquelle trop de technique nous a conduits : Cette sensibilité saturée par l'Information, cette Culture distraite, “au second degré”. Nous comptons sur leurs recettes pour revivre, eux sur les nôtres, pour vivre. On se croise en chemin sans toujours se comprendre, et parfois le voyageur s'impatiente ; mais il y a beaucoup d'égoïsme dans cette impatience-là.
Je n'oubliais pas que c'était sur un éclat de rire que le vent avait tourné pour nous. Depuis, j'ai toujours en réserve quelque chose de cocasse à me murmurer intérieurement quand les affaires tournent mal ; quand par exemple, des douaniers, penchés sur votre passeport périmé, décident de votre sort Dans une langue incompréhensible, et qu'après quelques interventions mal accueillies, vous osez à peine lever les yeux de vos chaussures. Alors, un calembour absurde, ou le souvenir de circonstances dont la drôlerie ne s'use pas, peuvent suffir à vous rendre l'esprit, et même à vous faire rire à pleine voix, seul dans votre coin, et les uniformes – c’est leur tour de ne plus comprendre – vous considèrent avec perplexité, s'interrogent du regard, vérifient leur baguette et se composent un visage… jusqu'au moment où ils retirent, on ne sait pourquoi, les bâtons qu'ils mettaient dans vos roues.
Ce jour-là, j'ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s'en trouverait changée. Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre notre moteur le plus sûr.